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Chroniques
Olga Neuwirth
Orlando
En mars 1927, Virginia Woolf corrige les épreuves de La promenade au phare lorsqu’elle envisage d’écrire un récit dans la veine satirique d’un Daniel Defoe – qui sait que sa jeune plume valut prison et pilori au père de Robinson Crusoé ? –, lequel trancherait avec les livres expérimentaux qui l’épuisent depuis tant d’années. Elle note dans son journal : « j’ai l’intention de me faire plaisir et de prendre le large. Je souhaite donner corps à toutes ces innombrables petites idées et minuscules histoires qui surgissent à tous moments dans mon esprit. Je pense que ce sera très amusant à écrire ; et cela me reposera la tête avant de commencer l’œuvre très sérieuse, mystique, poétique qui devrait suivre » (in Orlando : une biographie, Le bruit du temps, 2020 – avant-propos de l’éditeur).
Ces surprises de la conscience que mentionne l’auteure se trouvent évoquées au sein même du livre, achevé au printemps suivant : « cheveux, pâtisserie, tabac – quel bric-à-brac nous compose, dit-elle (en songeant au Livre de Prières de la Reine Marie), notre esprit, quelle fantasmagorie, quel lieu de choses disparates ! » (ibid.). Et pour cause : dans ce que Woolf nomme une farce, Orlando, un jeune homme du XVIe siècle qui atteint le XXe en ayant changé de sexe mais sans afficher plus de trente-six ans, cherche à obtenir la gloire par ses écrits. Le narrateur et biographe insiste d’autant plus sur les préoccupations créatrices du héros devenue héroïne que Woolf s’inspire du quotidien de son amante, la poétesse Vita Sackville-West (1892-1962). Du roman plein d’humour, dont l’histoire s’achève à la date de sa publication (1928), le fils de Vita parlerait comme de la plus longue lettre d’amour de la littérature.
C’est avec son passé d’adolescente punk dans des années quatre-vingt, riches en figures rebelles (Burroughs, Jarman, Waters, etc.), qu’Olga Neuwirth aborde la commande de la Wiener Staatsoper, en 2014 : fondé sur un personnage majeur de sa formation artistique, son nouvel opéra [lire notre chronique du précédent, Lost Highway] est voulu pluridisciplinaire et décapant, comme un hymne à ce qui n’est pas négociable dans la liberté humaine. Outre les chanteurs, nombreux pour incarner les principales rencontres d’une Kate Lindsey perfectible (Orlando), sous le regard d’Eric Jurenas (Ange Gardien) – Constance Hauman (la Reine), Agneta Eichenholz (Sasha la Russe), Leigh Melrose (Mr Greene), Wolfgang Bankl (le Duc amoureux), etc. –, on découvre un chœur en costume de ville, une narratrice (Anna Clementi), un batteur (Lucas Niggli), un guitariste amplifié (Edmund Köhldorfer), un artiste de cabaret (Justin Vivian Bond), etc.
La biographie musicale fictionnelle en dix-neuf scènes voit le jour le 8 décembre 2019, confiée à Polly Graham (mise en scène), Roy Spahn (décors), Comme des garçons (costumes), Ulrich Schneider (lumières) et Will Duke (vidéo). Jusqu’à l’entracte, tout va pour le mieux. Nous quittons alors l’univers du livre pour gagner le XXIe siècle au fil d’ignominies bien connues (génocide nazi, guerre du Vietnam, dictature capitaliste, transphobie, etc.), dont la dénonciation tombe à plat. À l’instar de la musique de Neuwirth qui mêle acoustique et électronique live – Matthias Pintscher dirige l’orchestre maison –, abritant pastiche et citations (The Cold Song, I want to break free, Bella Ciao, etc.) et finissant par tourner en rond, le spectacle devient un grand n’importe quoi qui s’essouffle et étouffe sous le kitsch, jusqu’à la mièvrerie finale en compagnie d’un chœur d’enfants. Quelle déception ! Et quel gâchis !
LB